Ici, un extrait de mon livre (la conclusion) qui vous présente à l’écart des dogmes et des préjugés, une étude permettant de voir un peu plus clair sur les bouleversements d’une époque. Attention, ceci n’est qu’un extrait et donc tous les arguments et toutes les sources ne sont pas mentionnés ici.
S’il y avait vraiment eu une religion en guerre contre une autre, on n’aurait pas vu des figures d’Orphée sur les monuments funéraires chrétiens ; la mythologie gréco-romaine ne se serait pas introduite dans le Vatican sous la forme de mythographes ; le mot « païen », à son origine, aurait signifié quelque chose d’outrageant, alors qu’il voulait dire simplement « paysan » ; Virgo ne serait pas devenue « la Sainte Vierge » ; des fêtes dites « païennes » ne se seraient pas manifestées jusqu’au milieu du Moyen-Âge et on n’aurait pas vu tout ce syncrétisme religieux dans lequel il est parfois difficile de départager ce qui est propre à la culture antique et ce qui est spécifiquement un apport de la nouvelle religion.
Cette vision du Chrétien qui apparaît toujours du côté du peuple et de l’opprimé est fausse ; en revanche il serait pertinent de reconnaître que le christianisme fut, dans certains cas, la seule manière de lutter contre le despotisme impérial. De même, l’idée d’un christianisme unique, figé dès son commencement dans des préceptes parfaitement établis, ne correspond pas davantage à la réalité historique ; il y eut non pas un mais plusieurs christianismes, agités par des querelles de clochers (qui n’existaient pas encore), oscillant entre orphisme et stoïcisme, arianisme et montanisme, judaïsme et mithraïsme… La religion est née du mélange de ces dogmes, et de leurs affrontements scolastiques. Sa naissance fut donc lente et tumultueuse. D’autre part, on ne peut comprendre l’évolution du christianisme sans considérer également celle des religions dites « païennes ». Car ce sont les religions païennes qui ont évolué vers une nouvelle forme de religiosité, et non pas le christianisme qui a instauré une religion, en réaction aux « mauvaises » croyances des païens. Prétendre également que le christianisme a instauré le monothéisme, les notions de péché et de virginité, consisterait à négliger tout ce qu’il y a eu antérieurement. Enfin, il faut tenir compte du fait que la notion de chrétienté est devenue possible à partir d’une double démarcation, la première étant par rapport au peuple juif et la seconde par rapport au peuple romain : cette seule réalité nous empêche d‘envisager des oppositions frontales qui, selon une logique binaire, opposeraient le « gentil Chrétien » à ses « méchants bourreaux ». Aussi, pour schématiser, on pourrait dire qu’il y a eu trois sortes de « dualités » : une dualité judéo-chrétienne contre les Romains ; une dualité judéo-romaine contre les Chrétiens et une dualité christano-romaine contre les Juifs. Cette dernière dualité est attestée, par exemple, avec le changement du nom de dieu dans la Bible. Ainsi, en 132, l’empereur Hadrien lutte contre la révolte juive de Bar Koshba. Jérusalem devient Aelia Capitolina et les Romains construisent un temple dédié à Jupiter Capitolin sur les ruines du temple de Salomon. En 135, soit trois ans plus tard, les Chrétiens abandonnent le nom de Yahvé pour celui de « Théos », en grec, ou de « Deus » en latin. Par pure stratégie, penseront certains, mais dans ce cas, comment comprendre que les Chrétiens acceptent parfois des modifications dans leur religion, alors que dans d’autres circonstances ils préfèrent mourir en martyrs plutôt que de renoncer à leurs idées ?
A contrario, il ne faudrait pas faire du Chrétien un instable qui changerait sans arrêt d’opinions et de camps. Ceci est avant tout l’effet du temps. Sur de multiples siècles, il va de soi que les mentalités changent et les conflits intergénérationnels jouent également leur rôle ; aussi, lorsqu’une génération choisit de définir le christianisme à partir d’une éthique précise, il n’est pas du tout évident que la génération suivante ne s’oppose pas au choix des aînés. Tous les Chrétiens ne vivent pas les mêmes expériences ; certains sont persécutés ; d’autres s’intègrent parfaitement dans la société romaine de leur époque, et il en est de même pour les pratiquants des autres religions.
Les magistrats ne condamnent pas spécifiquement les Chrétiens ; ils condamnent toutes les croyances qui troublent l’ordre public. Les religions traditionnelles, embarrassantes avec leur référence à un « idéal démocratique », furent les premières à être censurées. Le pouvoir impérial n’a donc pas permis aux cultes traditionnels de se maintenir et c’est bien sûr cette défection qui a favorisé l’essor du christianisme.
Il faut ajouter, que dans ce contexte, l’empereur faisait souvent la pluie et le beau temps. L’empereur voulait coûte que coûte éradiquer les Chrétiens : il était un personnage impitoyable et sanguinaire qui faisait du Chrétien un paria et un martyr. L’empereur décidait de les protéger : il devenait alors le digne protecteur de la foi chrétienne. A ce sujet, Tertullien avait remarqué que seuls les « mauvais empereurs » maltraitaient les Chrétiens. C’est donc essentiellement à ce constat que s’affiche la popularité du christianisme. Mais il ne faudrait pas aller plus loin et voir dans le christianisme un élan démocratique et populaire. Le christianisme n’a jamais eu une légitimité démocratique : il y a simplement eu un empereur qui en a remplacé un autre, comme cela se faisait déjà depuis plusieurs siècles. Comme il fallait toujours adopter la religion de l’empereur, le peuple changeait de religion chaque fois qu’on couronnait une nouvelle tête. Quand l’empereur vénérait les religions traditionnelles, le peuple vénérait les religions traditionnelles ; quand il préférait les cultes orientaux, le peuple optait lui aussi pour ces cultes ; quand il imposa Mithra comme religion officielle, le peuple choisit Mithra et donc, on ne s’étonnera pas que le peuple devienne Chrétien lorsque Constantin 1er décida d’officialiser le christianisme. Qu’est-ce que le peuple romain souhaitait vraiment ? Certainement pas ce qu’ont décidé les empereurs successifs. Le fait que ce soit justement un régime impérial, et non pas la démocratie, nous oblige à croire qu’on ne pouvait pas connaître les véritables aspirations des Romains de cette époque. Il serait parfaitement absurde d’accorder du crédit à la parole d’un otage enchaîné qui parlerait sous la menace. De même, il est absurde de prétendre que le peuple romain s’exprimait de telle ou telle façon quand les mesures impériales le réduisaient au silence. D’après Paul Veyne, quand Constantin décida de se convertir au christianisme, 5% seulement de ses sujets étaient Chrétiens.
Le premier gros bouleversement fut la fin de la République. Cependant seul Plutarque, au Ier siècle, évoqua un changement très important, signifiant un retour vers le Chaos, mais il parlait de « la mort de Pan », et non pas de celle de Jésus. La République n’existant déjà plus, ce retour vers le Chaos, dans le fond, allait de soi. La fin des libertés démocratiques n’a jamais permis aux dirigeants d’un pays d’améliorer les conditions de vie d’une population (même encore aujourd’hui). Moins de démocratie, c’est forcément plus d’abus, plus de crimes, plus de tortures, plus de débauches et plus d’injustices… L’aboutissement à un état de décadence et de désolation est une conséquence logique. Le fait que la solution se trouve, ensuite, dans un durcissement des lois qui impose une religion unique est également un dénouement qui ne surprend pas ; tous les régimes non démocratiques qui imposent « un parti unique », que ce soit dans le domaine politique ou religieux, justifient ce choix en prétendant que le « régime imposé » met un terme à un passé décadent. Or, si le passé a été effectivement décadent, il ne l’a jamais été pour des raisons démocratiques.
Sous-jacente aux thèses du christianisme de l’époque, il y a cette idée que la démocratie pervertirait l’homme en lui donnant trop de liberté. Sa nature étant forcément mauvaise, seules des lois strictes l’obligeraient à se comporter vertueusement. Ces lois ne peuvent pas être humaines, mais divines, et ceux qui les appliquent, bien sûr, n’agiraient pas selon leur nature d’homme, mais comme les dignes représentants de la volonté divine.
Ainsi, on redonnerait à l’homme sa droiture en usant d’une bonne poigne, comme on le ferait en redressant un clou tordu. Mais on néglige le fait que la civilisation antique, même chez les Romains, se passe de ce genre de leçon. Car on oublie que l’Antiquité n’a pas toujours été décadente et qu’elle eut également à se départir d’un passé chaotique. Mieux encore : l’Antiquité, pour être à l’aube de notre histoire, a obligé les premiers Grecs à être précurseurs en tout : pas de modèle, pas de passé, pas d’histoire, pas de mémoire. Donc un commencement qui rend compte d’une période sans doute bien pire que celle qui concerne son déclin. Cependant, aux origines, c’est une étincelle qui jaillit, tandis qu’à la fin, c’est une nuit qui vient tout ensevelir.
L’histoire antique est donc déjà dans le mystère de son commencement. Ainsi, un Big Bang social, religieux et culturel, qu’on a notamment appelé le « Miracle grec » et propulsés dans cet élan du départ, plusieurs millénaires de progrès. Mais les générations successives n’ont pas su préserver ce dynamisme des origines et, progressivement, ce jaillissement créateur a accusé un ralentissement de plus en plus manifeste. De là, les effets d’un déclin.
Dans ce déclin, les grands philosophes, poètes et érudits perdent progressivement de leur panache. De nouveaux héros voient le jour : histrions, acteurs de pantomime, vainqueurs de jeux de Cirque. On admire aussi l’homme de haut rang et fortuné, celui qui a beaucoup d’esclaves et se fait glorifier à l’occasion des grandes cérémonies. Chez les plus jeunes, cela devient le rêve d’une vie dorée, dans des villas cossues et avec un argent facile qui ouvre toutes les portes. Aux esclaves, on raconte des histoires de réussites extraordinaires où les destins s’inversent avec des esclaves affranchis devenus maîtres et des maîtres changés en esclaves. Toute cette poudre aux yeux laisse croire aux plus misérables qu’une justice, sans doute divine, leur permettra d’échapper à leur condition.
Dans ce bouleversement du paysage culturel, les religions ne font pas exception. Les théories savantes et interprétations retorses d’oracles aux paroles trompeuses finissent de plus en plus par déplaire. D’ailleurs, à l’époque impériale, la multitude des dieux n’était déjà plus qu’un confus embrouillamini de croyances et superstitions multiples. Aussi, l’évocation d’un dieu unique semblait être de loin, la façon la plus évidente de clarifier la situation. Mais il fallait des rêves simples, accessibles, avec des divinités habillées de lumière et capables de laisser l’espoir aux plus malheureux, d’être sauvés. Ainsi, des religions qui consolent et qui, en même temps, enseignent la résignation face aux difficultés et injustices du quotidien. A ce sujet, notons les mauvaises influences d’un monothéisme qui, parfois, cherche à rivaliser en importance avec la connaissance. Non seulement celui-ci n’encourage jamais ses adeptes à rechercher la vérité dans les lumières de la connaissance, mais il a, en plus de cela, une démarche souvent inverse, qui est d’attirer le croyant dans le cocon d’une vérité unique et universelle, en le dissuadant de s’enquérir d’autres savoirs, préjugés inférieurs. Aussi, on peut comprendre qu’il puisse trouver un accueil favorable dans un monde de décadence et d’abandon de tous les savoirs.
Apprendre, réfléchir, cela devient en tout domaine du temps perdu. Non seulement l’érudit est délaissé, mais il est aussi méprisé. On lui reproche notamment de s’être servi de ses capacités intellectuelles pour dominer les hommes les plus simples et les plus pauvres d’esprit. Les rancoeurs et jalousies contre les élites pensantes finissent peu à peu par produire leur effet. On déserte les écoles et les universités, on délaisse les livres, la poésie, l’art et les cours de rhétorique, on cesse de croire aux apports des enseignements en cherchant ailleurs les ivresses de la réussite. Dès lors, l’ignorant et le faible d’esprit peuvent espérer, eux aussi, qu’ils deviendront de grands maîtres riches et adulés. Mais en attendant, comme nous le dit Sénèque, ce sont surtout les cuisines qui se remplissent : « On a cessé d‘étudier ; les professeurs d’arts libéraux sont en chaire devant des salles vides. Dans les écoles de rhétorique et de philosophie, c’est le désert : mais quelle foule dans les cuisines ». Cette désertion des bancs de l’université n’est pas la seule conséquence. Des philosophes, comme Ovide et Sénèque lui-même, subiront des condamnations, qui les priveront d’une liberté d’expression ; des interdits frapperont également les sciences censurant, par exemple, les théories héliocentriques. L’évolution de la langue latine révèle elle aussi cette avancée vers un obscurantisme : la langue raffinée des poètes s’est transformée en un « latin de cuisine ».
Même s’il semble être un devoir de ne pas effacer le souvenir des Chrétiens martyrs, on peut déplorer que ces évocations ciblées sur un changement des religions nous trompent sur la réalité d’une époque essentiellement axée sur une purge des intellectuels. Médecins, ingénieurs, astronomes et philosophes seront décimés comme du bétail. Toutes les sciences et tous les arts régresseront pour revenir à une période de plusieurs millénaires en arrière, presque semblable aux paysages de désolation de la préhistoire. Quand en 392, l’Empereur Théodose décida de fermer les temples païens, le geste fut presque autant un prétexte qu’un symbole : à part une vertigineuse dégringolade dans le domaine de la connaissance, rien n’avait changé : c’était peut-être cela qu’il fallait taire.